Sur la vieille photographie noir et blanc aux bords écornés, l’une des rares que tu avais conservé de ta vie d’avant. Elle sourit d’un sourire hésitant. Personne ne se souvient plus des circonstances de la prise de vue. Ta photo a disparu. Tu l’as probablement jeté avant la fin. Ce fragment d’histoire est un souvenir de souvenir.
Tu ne sais plus combien de fois tes doigts ont effleuré ses bords jaunis par le temps. Ta mère est là, figée dans cet instant. Une image sans contexte, sans date précise, juste un fragment de passé qui subsiste dans ton esprit.
Elle est petite ta mère. Petite mais pas effacée. Son corps semble tassé sous sa blouse, probablement à force de se pencher sur les bassines de linge, à force de frotter, tordre, essorer. Ses mains ne sont pas visibles sur la photo, mais tu les verrais rougies, crevassées ces mains de travailleuses ? Des mains qui sentaient toujours un peu la lessive, même les jours de repos.
Ta mère porte une blouse simple dont on ne sait pas la couleur sur cette photo en noir et blanc. Ses cheveux sont coiffés sans fioritures. Juste le nécessaire pour être présentable, pour ne pas faire honte. C’était important pour elle, tu le savais si bien, de ne jamais faire honte.
Tu la vois sourire d’un sourire empêché, comme suspendu entre pudeur et fierté. Les commissures à peine relevées, les lèvres légèrement entrouvertes. Un sourire qui te ressemble, un sourire qui doute de son droit à exister.
Peut-être qu’elle n’aimait pas être photographiée. Peut-être qu’elle trouvait ça présomptueux de poser devant l’objectif, elle qui avait appris toute sa vie à ne pas prendre de place.
Et derrière elle, ton père, immense. La différence de taille entre eux est presque comique, presque tendre. Il est si grand qu’il fait le décor à lui seul. Il est là comme une présence rassurante. Tu imagines ta mère se hissant sur la pointe des pieds, ton père se penchant vers elle comme un arbre qui offre son ombre lorsqu’il échangeait un baiser. Bien sûr, tu n’as jamais été témoin d’une scène pareille, cela ne se pouvait à cette époque.
Ils se tiennent à côté de ce bâtiment de briques. Connaissais-tu l’endroit ? Etait-ce leur maison ? Un lieu de passage ? Je ne le saurais sans doute jamais. Le temps a effacé les voix qui auraient pu raconter cette histoire. Il ne reste que cette image dans mon souvenir, l’image ce couple ouvrier près d’une porte anonyme, quelque part dans un lieu qui n’existe probablement plus.
Tu viens d’une famille qui économisait ses mots. Pas de grand discours autour de la table. Des conversations de quelques phrases simples.
Combien de fois as-tu sortie cette photo avec douleur ? Te demandais-tu parfois ce qu’elle pensait de ta vie ? Tu sais qu’elle n’a pas compris tes choix. T’a-t-elle dit un jour qu’elle t’aimait ?