Souvenir d’une autre vie

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Un léger ronflement annonce un sommeil profond, Joséphine s’est assoupie dans le salon. Elle est étendue sur le canapé, la bouche légèrement ouverte. Je la laisse se reposer, je sais qu’elle a de mauvaises nuits.
Je débarrasse les restes de notre déjeuner, j’emporte le linge propre dans sa chambre, je referme avec précaution l’immense armoire aux portes qui grincent. Je m’apprête à sortir quand j’aperçois le coin d’une vieille photographie noir et blanc dépassant du tiroir de sa table de chevet. Curieuse de voir ma mère plus jeune, accompagnée d’une famille que je ne connais pas, j’ouvre le tiroir avec gourmandise. J’attrape cette photographie du siècle dernier, je la scrute, je toussote, j’avale de travers ma salive, tout mon corps se raidit sous l’effet de la surprise. Je ne sais pas quelle attitude adopter. Cette photographie d’un lointain passé heureux montre une femme souriante au ventre arrondi, ma mère. Elle regarde amoureusement un homme, celui-ci a un bras autour de ses épaules et l’autre main posée en un geste protecteur sur son ventre distendu par les mois de grossesse. Cet homme n’est pas mon père, cet homme est un inconnu.
Cet instantané de vie est un mystère, ma mère ne nous parle jamais de sa vie avant notre père, et encore moins de sa famille avec laquelle elle a coupé les ponts. Je sais qu’elle est la cadette, qu’elle a deux sœurs, qu’elle s’entendait mal avec l’aînée, que son père était charbonnier l’hiver et livreur de glace l’été, que sa mère était blanchisseuse. Mes oreilles d’enfants ont glanées ces informations au détour de commentaires d’adulte. Je les ai gardés précieusement, et certainement déformés. Peut-être même ai-je tout inventé pour avoir comme mes amies d’école une grande famille.
Sur la photographie, Joséphine a l’air si heureuse. Je ne l’ai jamais vue dans une telle posture d’insouciance. En plus de plus de son travail à la boutique de fleurs, elle a toujours eu le soucis de bien faire, elle a toujours été très rigoureuse avec ma sœur et moi.
Cette photographie est à portée de main, près de son lit, facilement accessible. J’imagine sa main parcheminée saisir cet instantané du passé avant de s’endormir, le soir alors qu’elle est tranquille. Son esprit vogue certainement vers d’heureuses pensées. Je l’imagine penser à la vie qu’elle aurait vécue si elle avait eu cet enfant, si sa relation avec cet homme avait perdurée. Mais dans ce cas, ma sœur et moi n’aurions jamais vu le jour. Dès ce moment me vient une idée qui m’obsèdera pendant plusieurs mois. Où est cet enfant ? Qui est cet homme ? Comment amener Joséphine à me raconter cette vie secrète dont elle a la nostalgie ?