Michel
La radio souvent allumée dans l’arrière-boutique signale un bombardement ayant fait 75 morts, loin, très loin. Qui ? Pourquoi ? Pas dit. Nombre de blessés pas précisé. Suit un reportage de 10 minutes sur l’ancestrale fabrication de la guimauve par un maître-confiseur. Michel hausse les sourcils. Il se sent démuni, petit et faible dans son magasin de fleurs de la rue Pétel. Michel lève la tête et observe à travers la vitre.
Joséphine critique les bouquets réalisés par les apprentis. Camille et Rhokhaya prennent leurs bouquets pour les refaire. Rhokaya s’installe à côté de Michel. Camille utilise le plan de travail côté clients. Leurs doigts détachent les hortensias, les lys, les gerberas, les roses et le feuillage pourtant savamment arrangés.
Michel prépare une couronne pour la voisine du 12. Elle vient de perdre son époux, un petit homme aigri qui passait devant le magasin en lançant des regards mauvais avec ses minuscules yeux gris. Sans doute parce que sa femme achetait une fois par semaine un bouquet pour un budget qui ne dépassait pas 10 euros. Michel plante dans la mousse trois lys blancs au milieu du feuillage et des roses. Elle ne les avait pas commandés. Sa façon à lui de la soutenir dans sa peine. Il observe Joséphine de biais à travers la vitre de l’arrière-boutique. Elle s’agace car il pleut des cordes sur les rosiers, agapanthes, althéas et bougainvilliers disposés à l’extérieur. Les têtes d’œillet d’Inde penchent sous le poids de l’averse. Le feuillage des pots de lierre accrochés en hauteur goutte abondamment. Joséphine tourne et vire dans la boutique. « Voilà la pluie ! Aucun client ne viendra avec ce temps » s’exclame-t-elle.
Michel lui ne s’agace jamais, il serre parfois les lèvres, les pince, en fait un pli tout fin qui devient inquiétant quand il blanchit. Mais jamais il ne se dispute avec Joséphine, ni elle avec lui.
Joséphine
Il écoute la radio en sourdine, mais je l’entends. Les nouvelles de fin du monde c’est toutes les demi-heures. Ça m’épuise, comme si je pouvais y faire quelque chose. Oh ses sourcils qui montent et qui descendent. Il parle mieux avec ses sourcils qu’avec moi. Mais qu’est-ce que c’est ? Des hortensias bleus avec des gerberas rouges, les bouquets ne sont pas du tout équilibrés. « il faut refaire les bouquets, les couleurs ne vont pas du tout ensemble. On est dans un thème bleu ce mois-ci, donc l’hortensia bleu avec du blanc ou du crème, mais pas du gerbera rouge enfin Camille tu recommences. Toi aussi Rhokaya, tu refais ton bouquet. Si tu ne veux mettre que de la rose alors limite-toi à deux couleurs. Allez, vous recommencez sans abîmer les fleurs. Réutilisez votre feuillage. »
Parfois, le feuillage coûte plus cher que les fleurs. Mais ça Joséphine l’a gardé pour elle.
Michel pense-t-il que je ne le l’ai pas vu rajouter trois lys dans la commande de la veuve ? Si je le laissais faire, il ferait des cadeaux à tous les clients. Voilà les infos et le nombre de morts auxquels on n’échappe plus. Cela ne risque pas, les armes se vendent mieux que la nourriture dans trop de pays. Ah, ça y est, il est tendu. Ses lèvres se resserrent, se pincent. Quand comprendra-t-il qu’il n’y est pour rien ? Il ne vend pas d’arme, il ne prend pas de décision politique pour soutenir des régimes malfaisants. Pourquoi cette culpabilité, cette impuissance
S’il savait. Moi aussi j’ai mon lot de culpabilité, et il ne date pas d’hier, cela fait une vie que je le porte. Jamais je ne pourrai lui en parler ni à lui ni à personne. J’emporterai ce secret. Je ne veux pas que mes filles sachent ce qu’il s’est passé dans ma vie d’avant. Cela ne regarde que moi. « Voilà la pluie ! Aucun client ne viendra avec ce temps. » Nous ne nous fâchons jamais, si près l’un de l’autre, même séparé par une vitre, nous savons.