Joséphine est assise face à la mer sur le vieux siège pliant qui ne pèse rien, sa structure est en aluminium. La lumière, presque blanche, est partout malgré le parasol vert. Ma mère a choisi Mers-les-Bains, car elle voulait partir avec nous deux, mais pas trop loin. Deux heures de Paris en voiture, c’était la limite de temps qu’elle s’était imposée. Nous y venions tous les étés. Mers-les-Bains, dans la Somme, Le Tréport, en Normandie, une gare unique, Le Tréport – Mers-les-Bains, pour deux villes qui n’en forment qu’une. Quand ce n’était pas encore la mode de partir en week-end en bord de mer de ce côté-là, Joséphine a acheté une petite maison de ville. Nous y revenons régulièrement depuis la naissance d’Alexandre, le fils de ma sœur Sonia. J’apprécie ces escapades, malgré le caractère, parfois difficile, de ma mère. Chaque fois, je goûte quelques saveurs d’enfance, ces réminiscences me prennent au dépourvu.
Elias, mon beau-frère, est allongé devant les orteils noueux de Joséphine, son corps musculeux se courbe, s’étire, se plie et se déplie sans effort, sans douleur. J’imagine que ma mère l’envie un peu pour cela, mais je soupçonne autre chose derrière les œillades discrètes qu’elle lui jette. Je sens la tension entre ces deux êtres qui font mine de s’ignorer, la tension de mots non dits, du passé caché se faisant une place dans le présent. Elle ne le quitte pas du regard, je le vois malgré ses grosses lunettes de soleil. Les pensées bouillonnent dans les esprits. Elias se tient sur les coudes, ses muscles saillent dans le dos et sur les bras, il se redresse et scrute la mer en plissant les yeux, comme s’il cherchait quelqu’un au loin. Un léger vent souffle sur ses cheveux. Non loin, Alexandre construit avec Sonia un château de sable dont il ne restera aucune trace après la prochaine marée. Soudain, Elias se tourne vers Joséphine. Il la regarde comme s’il avait trouvé la personne qu’il cherche depuis longtemps, comme s’il voulait lui parler d’une chose importante. Ses yeux glissent sur moi, je suis transparente. Je les vois frémir en même temps. Il n’y a aucun nuage dans le ciel. Elias ne voit pas les yeux de ma mère s’écarquiller, la monture de ses lunettes de soleil lui mange un tiers du visage. Elle pince ses lèvres fines cachées derrière un rouge à lèvres rose nacré. Elle dissimule sa surprise en affectant d’étaler sur ses lèvres son rouge plus uniformément, comme si elle venait d’en mettre. Je l’entends de faire de discrets bruits de bouche. Elias a la chair de poule. Il se tourne déjà vers la marée montante. Le bord du château de sable résiste à peine à l’assaut des vagues. Elias et Sonia rient aux éclats. La crème brille sur la peau de Joséphine, l’indice élevé de protection blanchit à peine son hâle et ses taches brunes. Son alliance cogne contre l’accoudoir de plastique, un son unique au milieu des rires d’enfants et des conversations qui nous entourent. Petits bruits de bouche, signe d’agacement de Joséphine. On entend le bruit des vagues comme le vent dans les feuilles des allées de peuplier. Nous sommes seuls sur cette plage bondée.