Comme toutes les semaines, nous sommes réunis chez les parents autour du rosbif dominical. Mon frère et moi venons chacun accompagné de notre moitié. Aucun de nous n’a d’enfants – gros manque de motivation, pour ma part aucune envie de faire face à la charge de travail sous laquelle ploient les amis qui se sont lancés dans cette aventure de multiplication de soi. Chaque dimanche, au cours du repas pendant ce moment de partage qui devrait être ponctué de rires et de conversations animées, les blancs se succèdent. Une fois que ma mère a fait le tour des questions tournant autour du voisinage, de la météo et des nouvelles catastrophiques du journal télévisé, tout en évitant soigneusement la politique et la religion (il ne lui reste pas grand-chose la pauvre !). Les anges ne cessent de passer dans le salon…
Mon mari ne supporte pas l’ami de mon frère. Il lui serre à peine la main en arrivant, il crispe tout le monde dès qu’il entre dans la pièce avec son air d’ours mal léché. En revanche, il apprécie mon frère depuis le premier jour.
Mon frère a fait son coming out l’an dernier. Ce n’était pas une surprise pour moi, je le savais depuis l’adolescence. Les parents se doutaient de quelque chose, car ils n’ont vraiment pas eu l’air surpris.
Mon mari est le seul à être tendu pendant nos réunions familiales. Il se sert du vin en excès, il ignore ostensiblement mon regard insistant. Je conduirai au retour. Nous n’avons jamais évoqué le sujet des enfants.
Mon mari sursaute légèrement quand Jérémy, l’ami de mon frère, fait le service. Je le sens tout raide, jambes serrées sous la table, dos droit contre la chaise. Il tend son assiette du bout des doigts afin d’éviter tout contact. Jérémy félicite ma mère pour ses talents culinaires.
Nous voilà au dessert, nous avons apporté une tarte aux figues. Jérémy fait le service. Il est le seul à ne pas être gêné par les tensions, il a décidé de s’en moquer et de vivre sa vie comme il l’entend. S’il fallait manger sur le sol, je pense qu’il s’installerait avec le sourire sur le tapis du salon. Jérémy n’est pas un idiot, chaque dimanche, il vient par amour.
Jérémy pose délicatement les parts de gâteau sur les petites assiettes à dessert. D’un geste amical, il tend l’assiette à mon mari. Soudain, la tension de mon mari m’apparaît comme une révélation de ce qu’il voulait me cacher, je tombe des nues. Sa main s’attarde, un sourire complice à la commissure des lèvres s’esquisse, il échappe à mon mari, un geste d’une sensualité qu’il n’a eu jamais avec moi. Je croise son regard coupable et tout devient clair. Pourquoi ne m’a-t-il rien dit ?
Je tourne les yeux vers mon frère qui m’envoie un regard entendu. Il l’avait deviné depuis longtemps. Pourquoi lui non plus ne m’a-t-il rien dit ?
Pétrifiée sur ma chaise, je ne parviens pas prendre l’assiette à dessert. Jérémy la pose délicatement devant moi.
Festen (litt. « La fête ») ou Fête de famille est un film danois co-écrit et
réalisé par Thomas Vinterberg, sorti en 1998.