La vue de ma chambre compensait largement la taille de la pièce. En écartant les bras, il me semblait possible de toucher les pans de mur de la pièce tout en longueur, c’était en réalité impossible. À ma fenêtre, je prenais une grande inspiration, j’humais cet d’air parisien, gris, bleu, rose selon les saisons ou le moment de la journée.
L’hiver, les mouettes dansaient devant nos fenêtres. Chaque année, elles nous rendaient visite lorsqu’elles délaissaient les abords du canal de l’Ourcq. Ces reines du ciel faisaient des prouesses, voltigeaient, descendaient en piquet pour remonter aussitôt. Enfants, mes sœurs et moi poussions de grands cris ébahis. Dès le matin, encore en chemise de nuit, nous leur jetions de petits morceaux de pain qu’elles attrapaient en plein vol. Nous étions comblées. Si l’un des oiseaux perdait le précieux encas, la chute de celui-ci ne durait pas longtemps, un autre volatile, d’un coup d’aile vif, changeait de direction et le rattrapait aussitôt.
De ma fenêtre, j’observais le ciel. Je repérais au loin des averses qui ne nous avaient pas encore rejoint. Sur la gauche de l’horizon, je voyais le haut de la Tour Eiffel qui pétillait les soirs de 14 juillet, au centre se tenait le Sacré-Cœur logé au sommet de Montmartre, et sur la droite, plus proche de nous, la structure de béton des abattoirs de la Villette, desservis par une ligne de train disparue aujourd’hui, s’étendaient géométriquement gris.
L’été, le soleil ne pénétrait l’appartement qu’à partir de 17 h. En fin de journée, l’astre passait derrière le Sacré-Cœur pour se coucher à sa droite. Une fois le grand disque rouge disparu, le ciel offrait de magnifiques dégradés de roses, de violets, de bleus.
Les jours de mauvais temps, le Sacré-Cœur disparaissait derrière la brume. Ces jours-là mon père disait « Aujourd’hui, je respire mal ! ». Ses bronches capricieuses se resserraient à la vue du crachin parisien mais surtout en raison du grand nombre de gauloises brunes sans filtre qu’il fumait et qui donnaient à ses mains une odeur délicieuse. Depuis, je ne peux dissocier l’odeur des mains tabagiques de la saveur de l’enfance et de l’image du père.
Le premier homme de ma vie était un mystère pour moi. Avare de paroles, je l’imaginais porteur de secrets trop lourds à partager. C’était vrai, je ne l’ai su qu’à la fin, quand la cigarette assassine l’avait vaincue. Il me parla trop brièvement de l’Algérie, de la guerre, des gens tués de manière tout à fait banale, sans jugement, sans culpabilité. Il me raconta la fuite de son village alors que l’Armée française le cherchait, de la peur au ventre alors qu’il se terrait dans un hammam d’Oran.
Jamais, il ne m’avait dit, jamais je ne l’avais interrogé.
La fin de votre texte comme dans le roman de Laurent Mauvignier, Des hommes, de part et d’autres, ils n’ont rien dit de l’horreur vécue, subie ou infligée.
La guerre d’Algérie a vécu et vit encore très fort dans la tête de ceux qui étaient enfants ou adultes, il y a tant à en dire encore…
J’aime bcp l’esprit d’escalier de ton texte.