Aurore boréale

© pexels-stein-egil-liland-1933317

Aucune route ne mène à Kuujjuaq, village de 2 700 âmes planté sur les bords de la rivière Koksoak, au Nord du Québec. Anciennement nommé Fort Chimo, le village se trouve en amont de la Baie d’Ungava, à la limite de la taïga, que l’on appelle aussi la forêt boréale, et de la toundra.
Dans cette région vit Placide Lalancette. Contrairement à ce que pourrait laisser penser son prénom, Lalancette n’est pas un homme de paix. Incapable d’aimer, il prend l’amour qu’il n’a pas reçu et qu’il ne sait pas donner. Aucun enfant n’est né de son union avec une Inuite. Pendant cinq longues années, elle a partagé sa vie. Puis elle est partie, lassée d’être battue les soirs de beuverie, elle est retournée chez les siens.
Outre la boisson, Lalancette a une autre passion, la chasse. Dans son cas, il est plus juste de parler de braconnage ou de traque. Il n’a aucune morale, aucune empathie pour la nature ou les animaux. Il piste tous les animaux à fourrure qui croisent son chemin. Il course les femelles qui viennent de mettre bas. Il aime l’agressivité décuplée qu’elles montrent quand elles ont peur pour leurs petits. Lalancette braconne en dehors des périodes de chasse, utilise des pièges cruels. Un hiver, l’un de ses pièges a estropié un jeune randonneur. Un Canadien de la ville qui découvrait les grands espaces et emmagasinait la beauté du Québec Nord dans son appareil photo. Les agents de protection de la faune n’ont jamais pu l’attraper. L’enquête de police n’a pas abouti faute de preuve, mais les chasseurs savaient. Affuter les mâchoires d’un piège à loups, cette idée criminelle n’avait pu germer que dans l’esprit détraqué de Lalancette.
Quand la nuit tombe, il est d’usage de reprendre la chasse le lendemain matin. Aucune règle n’arrête Lalancette. Si sa proie lui échappe de jour, il continue de nuit armé d’un projecteur et d’un fusil. Aveuglé, l’animal n’a aucune chance. Toutes les pourvoiries du Québec l’ont banni. Que ce soit en ville ou en forêt, les chasseurs l’évitent comme la pire des maladies. Personne n’apprécie sa compagnie, il traque seul les animaux de la forêt boréale ou de la toundra plus au Nord. Il n’a plus de permis depuis que la cour l’a condamné pour avoir blessé un autre chasseur après une dispute.
*
À Kuujjuaq, dans une salle de l’école maternelle de Pitakallak, les enfants assis à même le sol écoutent un vieil Inuit raconter les légendes de son peuple.
– Parfois, lorsque vous dormez, les aurores boréales illuminent le ciel. Ces lumières dansantes sont les esprits du ciel s’amusant dans les ténèbres de la nuit. Les lumières signalent aux morts le chemin qu’ils doivent prendre.
Un petit garçon ouvre grand les yeux, une fillette attrape la main de son amie. Tous sont captivés par le récit. Le vieil homme leur conte des légendes inuites. Les enfants sont à la fois émerveillés et terrorisés par l’histoire de Sedna, déesse marine qui a donné naissance aux poissons et aux grands mammifères marins. Les récits de Tekkeitsertok, dieu de la chasse ou de Amarok, esprit du loup, les fascinent.
Quand le vieil homme sort de l’école, le ciel de février est d’un bleu magnifique.
– Ce soir les esprits du ciel s’amuseront, dit-il en ouvrant sa portière de voiture. J’espère qu’ils viendront chercher le plus mauvais d’entre nous s’exclame-t-il en pensant à son ex-beau-fils, soulard et dernier des chasseurs.
Sur la route, l’autoradio annonce « Suite à l’activité solaire de ces derniers jours, il est fort probable que nous observerons de belles aurores boréales dans les nuits qui viennent. Écoutez mes conseils, couvrez-vous, éloignez-vous des lumières de la ville et observez la magie du ciel ! »
À plusieurs kilomètres de là, Lalancette ne consulte pas le bulletin météo, il sait que les aurores sont visibles la nuit par un temps pareil. Il descend plus au Sud de la rivière Koksoaq. Il arrive sur les bords de la rivière Caniapiscau où il prend en chasse un couple de caribou. Il le piste, il suit les traces dans la neige, repère les jets d’urine. Plus au Nord, les agents de protection de la faune passent en moto-neige. Lalancette est un excellent trappeur, il se fond dans le paysage de la forêt boréale. Ils ne le voient pas.
Il reste encore une heure de lumière avant la tombée de la nuit. Lalancette ne veut pas lâcher sa piste. Il poursuit sa traque, arbalète chargée au poing. Il est à l’affût, caché derrière un rocher. Le couple n’est plus très loin. La femelle apparaît la première, elle porte des bois moins imposants que ceux du mâle qui l’accompagne. Elle cherche des lichens, semble insouciante. Elle s’approche de la rivière. Le mâle entre dans l’eau, en sort et s’ébroue. Soudain, il s’arrête, il est perçoit une présence. Le soleil est bas sur l’horizon. Quelques reliefs sont déjà dans l’ombre. La femelle reste sur le rivage et fait quelques pas dans l’eau tout en remontant la rive. Le mâle tape du pied et s’agite. Il sent la présence de Lalancette. La femelle se retourne, le regarde, et continue sa balade insouciante. Le mâle fait mine de s’en aller, souffle, gratte le sol, rien n’y fait. Sa compagne ne répond pas et flâne longeant le cours d’eau.
Lalancette passe une langue rougie sur ses lèvres, un sourire de plaisir nait à la commissure de ses lèvres. Il arme son arbalète, il s’apprête à tirer. La femelle lève la tête, leurs yeux se croisent. On entend le sifflement d’une flèche que l’on décoche et le cri perçant d’une douleur insupportable. La femelle et le mâle s’éloignent en trottant. Lalancette souffre, une flèche d’arbalète est plantée dans la partie droite de l’abdomen. Chaque inspiration est un supplice. Il ne s’était jamais posé la question de la douleur que l’on ressentait blessé. Un homme s’avance, arbalète au poing. Il est jeune. Il boite légèrement en avançant. Lalancette n’avait jamais vu son visage. Il avait juste entendu parler de ce jeune étudiant de Montréal qui ne regardait pas où il mettait les pieds. La tête toujours accrochée à son appareil photo. Lalancette veut parler mais la douleur l’en empêche, sa vision se brouille. Le jeune homme est près de lui, il pose son pied sur le ventre de Lalancette. Il appuie. Lalancette hurle. Il soulève son pantalon et lui montre sa prothèse brillant la lumière qui baisse. Lalancette n’en peut plus la douleur est trop forte.
– Ce n’est pas moi qui vais terminer le travail. Je te laisse en bonne compagnie, dit-il en appuyant sur le ventre ensanglanté avec son pied en matériaux composites.
Le jeune homme observe le sang qui coule abondamment. Lalancette perd connaissance. Lorsqu’il se réveille, la nuit est tombée. Il regarde la voûte céleste. La température a chuté, il fait -25° C. Malgré les vêtements résistants aux températures polaires, il grelotte. Il a perdu beaucoup de sang. L’air est vif. Dans le ciel, une lumière verte scintille. Des ondes luminescentes traversent le ciel. Un arc vert bordé de rose et de bleu se dessine sur la gauche de la Grande Ourse. Plus au Nord, l’arc se transforme et ondule lentement. L’intensité lumineuse diminue, puis revient, plus forte comme un appel.
Lalancette entend un grognement, il détache ses yeux des lumières vertes. Il aperçoit une paire d’yeux jaunes, puis d’autres grognements résonnent au-dessus de sa tête. Une meute de loups l’entoure. L’an dernier il a tué leur mâle dominant. Il sait que ce soir ce n’est pas le froid qui va le tuer.
À une centaine de kilomètres, plus au Nord, à la périphérie de Kuujjuaq, le vieil Inuit regarde le ciel depuis la terrasse de sa maison. Une jeune femme aux traits marqués se tient à ses côtés. Elle semble apaisée, comme si elle avait oublié la violence de son premier amour. Ensemble, ils observent la magie de l’aurore boréale, les esprits cherchent les âmes perdues.

3 réflexions sur “Aurore boréale”

  1. La conscience est la lumière de l’intelligence pour distinguer le bien du mal

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*