Drôle de bon coin

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Samedi
J’ai enfin trouvé une annonce intéressante sur Le Bon Coin. Deux pompes de relevage Grundfos pour 70 euros, pompes puissantes pour eaux chargées, corps de pompe en inox, débit 8 m3/h, c’est une affaire. J’envoie un message immédiatement à l’annonceur. Rendez-vous est pris pour demain vers la Porte de Saint-Ouen. Cela fait une semaine que j’en cherche une pour vider les eaux de pluie de la cour, celle qui est en place fonctionne une fois sur deux. Je prends les devants, je n’ai pas envie d’un dégât des eaux au niveau du rez-de-jardin. Je viens juste de finir les peintures du pavillon. Je pose mon téléphone, satisfait de la bonne affaire. Le Bon Coin, j’adore ce site, on y trouve tout ce qu’on veut. Je ne vais plus en magasin. Quand j’ai besoin d’un nouveau frigo ou d’un fauteuil ou d’une perceuse, direction Le Bon Coin, pas cher et pas mal de choix. En plus, on peut discuter le prix. Cool !
Dimanche
Je me gare, j’éteins la musique, j’adore le son de mes enceintes, achetées sur Le Bon Coin. Magnifique, haute-fidélité en voiture, mon petit caprice. Ma voiture, une simple golf Volkswagen, une deuxième main, gris métallisée, passe-partout. Je suis arrivé sans idée préconçue sur le lieu du rendez-vous mais là j’ai un mauvais pressentiment. Je me suis garé devant le 14 de la rue des Boute-en-train, comme convenu par message. Plusieurs commerces ont les rideaux métalliques baissés couverts de graffitis et de tags plus ou moins créatifs. Le quartier des Boute-en-train est un monde à part, si près de Paris, juste en bordure du périphérique. Plusieurs scooters passent et repassent devant ma voiture, des jeunes sans casque font des allers-retours et m’observent d’un œil ostensiblement belliqueux. Je me sens épié. Je ferais mieux de partir, j’achèterai une pompe de relevage ailleurs. Mon téléphone vibre.
J’ai un pressentiment que je ne veux pas entendre.
Un jeune d’une vingtaine d’années à la démarche chaloupée et nerveuse avance vers moi. Je descends de ma voiture. Je vais à sa rencontre. « C’est pour les pompes de relevage ? » me dit-il d’un ton agressif, mais j’ai l’impression que c’est sa façon de parler. Je marche à ses côtés, nous remontons la rue des Boute-en-train puis nous empruntons le passage des Boute-en-train, à l’angle de chaque immeuble un groupe d’adolescents, avec l’air prêt à en découdre, monte la garde. Ils échangent un signe de tête avec mon vendeur de pompe.
Quelques peintures de Street Art annoncent la couleur, d’un côté une feuille de cannabis sur fond bleu recouvre la totalité d’un mur, de l’autre un rasta hilare arbore un joint plus grand que lui. Nous arrivons devant un immeuble identique aux autres. Nouveau check point. Mon vendeur annonce à un homme qui ressemble à un Pitt bull « il est avec moi ! », je tressaille. Je me dis « pars, ça ne sent pas bon ici ! » et mes jambes suivent ce môme qui a l’âge de mon fils. J’entre dans un monde inconnu dont je ne connais ni les codes, ni les lois. J’avance me demandant dans quel pétrin je me suis fourré.
Dans l’ascenseur, je me sens perdu, complètement foutu. Je remarque qu’il y a 15 étages. Le jeune appuie sur le bouton du 4ème, la porte se ferme. Je compte mentalement l’argent que j’ai sur moi et me félicite de n’avoir pas pris ma carte bleue. La main dans la poche du jean, je tiens ma clé de voiture serrée. Je regrette de n’avoir pas copié tous les contacts de mon téléphone que je me prépare à céder sans sourciller.
Je suis pris au piège. Je me réconforte intérieurement « ça va bien se passer, ne te fies pas aux apparences ». La petite voix me conseille tout de même de prendre un air indifférent « Ne montre rien, reste sobre. Aucune hésitation quand tu parles. » De grosses gouttes de sueurs coulent le long de mon corps, comment vais-je sortir de ce guêpier et est-ce que ma voiture aura encore les pneus et les vitres intactes. « Ne panique pas, surtout ne panique pas ! » La petite voix hurle dans mon esprit. Tout d’un coup mon autoradio bluetooth haute-fidélité n’a plus tant d’importance.
J’entre dans un appartement, je patiente dans un séjour meublé façon Conforama. Le jeune homme se dirige vers une porte-fenêtre et farfouille dans le bazar étalé sur le balcon. Je vais me faire braquer et m’en prendre plein la gueule. Personne ne me retrouvera, il y a des centaines d’appartements dans cette tour. Je suis certain que la police ne vient jamais dans ce quartier.
Le jeune à la démarche toujours aussi nerveuse revient avec deux pompes de relevage, les fils sont sectionnés. Je ne fais aucune remarque. Si elles ne marchent pas le jeune garçon me propose un service après-vente. Poli sans être particulièrement cordial, je lui donne les 70 euros convenus. Je n’ai qu’une envie, partir en courant. « Ne pas montrer sa peur. » Le jeune me raccompagne à ma voiture, sinon je ne pourrai pas partir précise-t-il. « Merci, c’est gentil ».
Un petit geste amical de la main. Fébrile, je démarre. Le Bon Coin et moi c’est fini.

Atelier Denis Michelis, avril 2020

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