Bernadette est une jeune rapatriée de Tunisie, sa famille a rejoint la métropole à la veille de l’indépendance de l’Algérie. Bernadette a souvent la nostalgie du soleil, de la mer, et de sa nourrice, Khalti Aïcha (Tata Aïcha), restée proche de la famille jusqu’au douloureux départ, l’année de ses 15 ans. Quitter cette femme qui l’avait bercée, nourrie, aimée davantage que sa propre mère fut un déchirement qu’elle n’oubliera jamais. L’adaptation a été difficile, le froid du premier hiver, insupportable, et les Parisiens très distants avec les pieds noirs.
Aujourd’hui, Bernadette a 20 ans, étudiante à la Sorbonne, elle habite une chambre de bonne au 41 boulevard Saint-Germain. Après les cours, elle révise ses cours à la bibliothèque Sainte-Geneviève jusqu’à la fermeture.
Un mardi soir, alors qu’elle sort de la bibliothèqe, elle remarque sur place du Panthéon des groupes d’Arabes qui se dirigent vers le boulevard Saint-Michel en passant par la rue Cujas. Quelques femmes poussent des youyous, certaines sont venues avec leurs enfants. La nuit est tombée, il pleut sur Paris. Bernadette les suit.
Au croisement avec le boulevard Saint-Germain, d’autres Arabes descendent le boulevard Saint-Michel vers l’Île de la Cité. Une femme en manteau beige tient un enfant dans ses bras. Elle parle arabe avec son compagnon, elle n’a pas l’air rassurée. L’homme lui répond qu’il n’y a pas un canif dans la poche des manifestants, c’est une marche pacifique, tout a été vérifié par le FLN (Front de libération national). « On s’est fait beau, il faut le montrer ! », s’exclame-t-il sur un ton qui se veut apaisant. Ils sont bien habillés, c’est étrange pour un soir de semaine pense Bernadette.
Elle écoute les bribes de conversation qu’elle peut glaner, l’accent n’est pas le même que celui de son enfance, l’algérien est plus guttural, le tunisien, plus chantant à son oreille. Entendre parler arabe lui rappelle le soleil et la chaleur de son enfance. Ici tout est tellement froid, les gens comme leur climat. La femme en manteau beige s’inquiète de la réaction de la police. Un peu plus loin, on scande « Algérie, algérienne ! »
Bernadette a entendu parler de ce couvre-feu réservé aux seuls FMA, Français Musulmans d’Algérie, que Maurice Papon, Préfet de Police de Paris, a décrété le 5 octobre dernier. Ce couvre-feu interdit aux FMA de conduire, de marcher à plusieurs dans les rues… Cette façon de traiter les Arabes a toujours heurtée la jeune femme, même lorsqu’elle vivait en Tunisie, elle aimait tant Khalti Aïcha. Elle pensait s’en éloigner en France, lorsqu’elle est arrivée, cela a été pire. Elle fut d’emblée confrontée à un racisme auquel elle ne s’attendait pas. Bernadette descend le boulevard Saint-Michel avec les marcheurs.
Elle est à la hauteur du couple avec l’enfant quand elle remarque les policiers et les CRS casqués vêtus de leur impressionnante tenue de cuir noir. Ils sont très nombreux. Tous les Arabes qui sortent du métro sont arrêtés, ainsi que tous les hommes qui ont un air méditerranéen. Un pauvre Italien qui ne parle pas français crie « sono italiano, non sono arabo, sono italiano ». Pour toute réponse, il reçoit des coups de bâton, puis il est mis à part avec d’autres hommes derrière des barrières métalliques disposées sur la place devant la Fontaine Saint-Michel. Pas très loin, des fourgons Berliet bleu-nuit et des bus de la RATP, réquisitionnés avec chauffeur, stationnent le long des quais.
Bernadette se plaque contre un mur. De nombreux policiers forment un barrage, la foule s’arrête dans un face-à-face inquiet de part et d’autre. Soudain, un coup de feu retentit. Bernadette s’accroupit par réflexe et se précipite vers une brasserie.
L’étudiante a perdu de vue la famille, elle se retourne et voit un homme au sol, du sang coule sur le pavé. Un vieil arabe annonce « j’ai fait la guerre contre les nazis » en montrant fièrement les décorations qu’il porte à son veston. Un policier lève sa matraque, épaisse comme un manche de pioche, et l’assomme. Il frappe avec rage le vieil homme inanimé.
Bernadette est terrifiée. Par la baie vitrée de la brasserie, elle regarde vers le pont Saint Michel, un policier soulève la femme en manteau beige qui porte l’enfant et les jette par-dessus la rambarde. Bernadette hurle, « au secours, arrêtez ! ». Elle sort en criant « arrêtez, vous n’avez pas le droit ! »
Un policier qui court s’arrête face à elle, « ta gueule et dégage sinon on t’en fait autant ».
Le serveur qui ferme la brasserie attrape Bernadette par le bras.
— « Venez mademoiselle, restez à l’intérieur, c’est dangereux dehors ».
Au fond de la grande salle, ils sont plusieurs à attendre que l’orage passe. Bernadette est sidérée. Les larmes coulent le long de ses joues, sans bruit, elle tremble de la tête au pied.
— « Mais, c’est un comble, qu’est-ce qu’ils font là ? » demande une femme, dont le ton et l’intonation indiquent clairement qu’elle s’interroge davantage sur le nombre de FMA dans les rues que sur le nombre de policiers présents et la violence qui se déchaîne dans le quartier Saint-Michel. Un homme répond, « les bicots doivent rester chez eux, ils sont sortis pendant le couvre-feu, maintenant ça tombe ».
— « J’ai vu un policier jeter une femme et son enfant dans la Seine ! » hoquette Bernadette. On la regarde comme si elle était dérangée. Elle continue « il y avait un vieil homme, un ancien combattant qui portait des médailles qu’il avait gagnées en défendant la France contre l’ennemi nazi, on l’a battu pire qu’un chien. »
L’homme reprend sur un ton sec « mais vous n’écoutez pas les informations, ils se servent de leurs femmes pour poser des bombes. Ils ne sont pas comme nous, il faut qu’ils restent à leur place ! »
— « Mais quelle place Monsieur ? Celle du cimetière ? » lui répond froidement Bernadette. L’homme ne comprend pas l’émotion qui la submerge. Cette jeune femme l’agace. La femme qui s’interrogeait sur la présence des Algériens hausse les épaules. On entend des coups de feu, des cris. Tout le monde se tait et reste au fond de la grande salle. Pendant une brève accalmie, le serveur regarde à l’extérieur. Il revient en agitant les bras.
— « Allez-y, sortez, ils sont tous sur l’Île de la Cité. »
Bernadette bifurque dans les petites rues. Des passants montrent aux CRS les recoins et portes-cochères où se sont réfugiés des Algériens terrifiés. L’étudiante arrive hors d’haleine boulevard Saint-Germain. Nauséeuse, elle referme la lourde porte qui donne sur la rue.
Le concierge aux yeux de hibou l’observe depuis sa loge, il rabat rapidement son rideau quand leurs regards se croisent. Dans les escaliers, Bernadette perçoit une présence. Elle monte, s’éloigne de la folie meurtrière qui règne dans les rues. Entre le 4ème et le 5ème étage, l’homme est là tremblant, accroupi sur les marches. A voix basse, elle l’invite en arabe à monter sans bruit jusqu’au 6ème étage. Dans sa chambre de bonne, elle chuchote, les murs ne sont pas épais.
Mohamed travaille dans un garage aux alentours de Saint-Ouen. La manifestation, il n’a pas eu le choix, même s’il est pour. Le FLN a demandé à tous les Algériens de s’y rendre, un maximum de monde devait descendre dans la rue pour montrer la représentativité du FLN en métropole. Les demandes du FLN sont non négociables, « tu es pour ou tu es contre ». Dans ce dernier cas, c’est la mort assurée. Bernadette lui propose de rester jusqu’au lendemain matin, il pourra alors partir sans se faire remarquer. Mohamed accepte.
Le lendemain, les cours ont lieu de manière habituelle, et pour la première fois, Bernadette s’impose d’y assister. Elle remarque un groupe d’étudiants communistes, elle les reconnaît, car ils distribuent souvent des tracts à la sortie des cours. Elle s’approche discrètement et écoute. « Il paraît que ça a bardé hier soir, un carnage ! Quelqu’un était au courant pour la manif des Algériens ? » Personne ne savait rien.
Quelques jours après la manifestation, des journalistes de Libération et du journal Le Monde s’interrogent sur cette nuit du 17 octobre 1961. Jean Cau publie un article dans L’Express, Un monde insoupçonnable. Il y décrit les conditions de vie des Algériens dans des bidonvilles à 10 minutes des Champs-Elysées, les contrôles humiliants, les disparitions, les enquêtes classées sans suite…
Plus tard, Bernadette apprendra l’ampleur de l’horreur « ce soir-là, plus de 20 000 Algériens sont sortis de l’ombre pour rejoindre les grands boulevards parisiens et protester contre le couvre-feu qui leur était imposé. (…)
L’ordre de la manifestation était resté secret jusqu’au dernier moment, Papon lui-même ne l’avait appris que le matin même. Il paraît qu’il n’avait pas prévu un nombre si important de manifestants. (…)
En quelques heures, 11 500 personnes ont été arrêtées, parquées sans ménagement dans le stade de Coubertin, des gymnases ont été réquisitionnés, le parc des Expositions était à guichets fermés. Les blessés n’ont reçu aucun soin. La Préfecture de police n’a relaté que quelques blessés et trois morts. Pourtant, le lendemain et les jours suivants, de nombreux corps non identifiés sont repêchés dans le canal Saint-Martin, le canal de l’Ourcq, et dans la Seine. (…) »
— « La France des Lumières est une belle salope raciste ! » s’exclamera Bernadette à voix haute. On s’étonnera autour d’elle, rien ne changera.
Cela fait deux mois que la manifestation a eu lieu, la France est passée à autre chose. La vie continue. Bernadette essaie de ne plus y penser. Elle se sent bien incapable de faire quelque chose. Les Français préparent Noël. Les vitrines sont décorées et les guirlandes lumineuses accrochées dans les rues.
Alors qu’elle sort de sa chambre de bonne pour aller étudier à la bibliothèque Sainte-Geneviève, Bernadette tombe nez-à-nez avec Mohamed. Il porte une valise, il lui dit que c’est important, qu’il a besoin qu’elle la garde quelques heures. Bernadette ne sait pas trop, c’est dangereux, elle ne veut pas de problème. Mohamed lui rappelle qu’elle trouvait cette répression injuste. Aujourd’hui, elle peut faire quelque chose. Cette valise représente l’engagement qu’elle attendait. Si à 17 h, il n’est pas venu la chercher, elle devra l’apporter à l’adresse qu’il lui laisse. Bernadette cède, Mohamed lui tend un morceau de papier sur lequel est inscrite l’adresse d’un café de Ménilmontant et s’éclipse. L’étudiante s’installe sur le lit de sa petite chambre et révise ses cours. La valise lui fait face.
16h45, Mohamed n’est toujours pas là, impossible de se concentrer. 17h15, Bernadette enfile son manteau, l’enlève, puis le remet et prend la direction de Ménilmontant.
Devant Le café Des deux frères, elle regarde alentour avant d’entrer. Derrière le comptoir une femme brune nettoie des verres, elle a le teint pâle, des yeux tristes et fuyants. Elle esquisse un sourire et cache aussitôt de vilaines dents. L’ambiance est enfumée par les gitanes maïs et les gauloises brunes sans filtre. Au centre de la grande salle trône un poêle à charbon. La poésie des mélodies d’Oum Kalthoum envahit l’espace. Quelques hommes regardent la roumia (la Française) avec curiosité. À la vue de la valise, chacun retourne à ses pensées.
Bernadette avance vers l’homme qui sert les consommations, un kabyle aux yeux clairs. L’homme repère la valise. D’un signe de la tête, il indique à la jeune fille un rideau qui sépare l’arrière boutique de la salle. Bernadette soulève le tissu et découvre deux hommes en grande discussion assis devant une table recouverte de papiers. Ils s’interrompent. Dans un coin, on stocke des caisses et des bouteilles. Bernadette ne se présente pas.
— Mohamed m’a demandé de vous apporter cette valise, il n’a pas pu venir lui-même.
— Merci, pose la valise dans ce coin, tu peux partir.
Bernadette sort du café sans demander son reste. Pourtant, un malaise l’étreint, elle a l’impression de se déplacer dans un jeu de quilles. Elle marche vers la station de métro Couronnes quand elle entend des sifflets et des portes de voitures qui claquent. Elle se retourne un fourgon Citroen noir et blanc de la police barre le boulevard. Plusieurs policiers entrent dans le café, on entend des cris et des détonations.
Bernadette descend les escaliers du métro. Sur le quai, son cœur bat à tout rompre. Elle serre son ticket de métro entre ses doigts. Elle s’attend à voir des policiers descendre les escaliers, elle s’imagine en prison. Elle pense aux coups que les Algériens ont reçus en octobre dernier. Le métro arrive. L’étudiante a en mémoire le visage de la femme qui faisait la vaisselle, elle pense à celle en manteau beige qui tenait l’enfant serré contre elle. Tremblante, Bernadette monte dans le wagon de seconde classe et s’assoit sur le strapontin de bois sans se faire remarquer. Discrètement, elle essuie une larme impossible à retenir.
J’avais déjà lu ce texte, je l’ai relu avec grand plaisir .