Excipit

Joachim Scriben se tient debout face au miroir de la salle de bains. Il est enfin de retour dans son appartement. Il a beaucoup maigri. Ces quelques mois passés à l’hôpital l’ont beaucoup affectés. Sa « mort » est imaginaire pour les autres, un simple épisode catatonique, disait le médecin qu’il entendait à peine. Pour lui, ce fut une véritable souffrance invisible de l’extérieur. Il y a six mois, sa femme de ménage l’a trouvé dans son bureau étendu sur le sol, recroquevillé sur lui-même, les yeux fixant un univers fantasmagorique le figeant dans une frayeur absolue. Il est resté mutique plusieurs semaines, puis il est lentement revenu à la vie, d’abord une ébauche de mouvement, quelques gestes maladroits pour se faire comprendre, puis la parole s’est frayée un chemin dans son esprit, quelques syllabes puis quelques mots. Il n’a pas vécu ce retour à la vie comme une renaissance, une profonde impression de survivance est ancrée en lui. Il s’est extrait d’une gangue invisible qui le maintenait prisonnier de son propre corps. Il a l’intime conviction d’être revenu d’entre les morts. Les médecins lui affirment qu’il a retrouvé un fonctionnement « normal ». Il sent que quelque chose, qu’il ne peut nommer, a été anéanti. Son hospitalisation n’est pas restée longtemps secrète, les paparazzis l’ont pourchassés au téléobjectif. Le personnel soignant l’a protégé autant que possible de l’agression d’un monde extérieur hyperactif. Son état lamentable s’est très bien vendu en kiosque.
Son éditeur attend avec impatience son prochain manuscrit, même s’il ne cesse de lui rappeler de se ménager, de prendre le temps qu’il faut, de penser à sa santé… l’auteur reste lucide ; quel hypocrite pense-t-il intérieurement après chaque appel téléphonique. De cette relation professionnelle aurait pu naître une véritable amitié, d’autant qu’une complicité existait entre les deux hommes, mais aujourd’hui, après ces six mois de léthargie, les impératifs de l’un diffèrent trop de ceux de l’autre, des tirages à 6 chiffres pour le premier, et la reconquête de la vie extérieure pour le second.
Depuis son retour, Scriben n’a pas encore écrit une ligne, il attendait avec impatience une solitude salutaire pour reprendre la plume. Cependant, il appréhende cet instant. Avant cette épreuve, il n’imaginait pas la vie sans l’écriture. Une journée sans écrire lui semblait impensable. Ce matin, l’auteur tente de retrouver son rituel d’écrivain. Une tasse de café à la main, il s’installe devant sa table de travail. Il est assis bien droit face à son ordinateur puis dans un frisson lui revient la scène de l’attaque de Legallec. Il se tenait debout devant lui dans cette même pièce. Ernest Legallec est son personnage fétiche, un tueur psychopathe qui trucide à tour de bras de livre en livre, ce personnage que son public adore, et que certains vénèrent même. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il y a six mois, Legallec se tenait dans cette pièce, il s’est jeté sur lui, s’est installé à sa table de travail, lui a pris son ordinateur. Le personnage voulait prendre la place de l’auteur, et pour ce faire l’a tué. Il n’a pas rêvé, Legallec s’est jeté sur lui, il n’est pas tombé de sa chaise tout seul, il l’a précipité dans cet état de non-vie, ce brouillard qui l’a englué pendant de nombreuses semaines. Il se souvient des mots qu’il a prononcés : « Je prends les commandes, tu restes ici ! »
Scriben observe la pièce et se demande s’il est bien judicieux de conserver cet endroit comme lieu d’écriture. Les minutes passent, les heures suivent, mais rien ne vient. Pour dépasser ce blocage, il tente de s’enregistrer pour trouver l’inspiration, cela ne fonctionne pas. Avant ce blocage, il se parlait pour écrire, mais tout était intérieur. Le son de sa voix enregistrée sonne faux, il s’écoute, mais le texte qu’il note est creux, vide de sens. Une colère incontrôlable l’envahit. Il est hors de lui, furieux d’avoir tant régressé en quelques mois.
Il essaie de faire un plan, il se dit qu’une idée en appelant une autre, il arrivera à quelque chose. Le néant, le vide total lui fait face. Il avait tant d’imagination, il se sent au fond du gouffre. L’inspiration ne vient pas. Il sort de la pièce, jette son café dans l’évier de la cuisine.
Il est si fatigué, il s’allonge un instant dans le salon. Son esprit tente de trouver une solution pour sortir de cette léthargie. Les yeux fixés au plafond, son corps est incapable de bouger, il est scellé sur ce canapé défoncé qui épouse les formes de son corps ramolli pour mieux le retenir. Puis la solution se dessine, elle lui apparaît limpide, évidente : traiter le mal à la racine, aller à la recherche de Legallec. Son corps se tend, Scriben se redresse légèrement, reprend quelque tonus. Il endosse l’habit du détective et part à la rencontre de son personnage.
Comment invoquer ce personnage, l’approcher sans se mettre en danger et sans le faire fuir. Il reprend la scène où il l’avait laissé quand Legallec lui est apparu il y a plusieurs mois. Dès cet instant, les mots réapparaissent comme par enchantement. Allongé sur son canapé, le portable sur les cuisses, ses doigts courent sur le clavier. Ses mains sont raides, ses doigts se souviennent lentement des mouvements, des touches, des mots.
Sur l’écran, des phrases se dessinent, un sentiment merveilleux envahit l’auteur qui se sent revivre enfin, revenir à la vie pour de bon. Il lève la tête et voit tous ces mots silencieux envahir son salon. Pourtant l’histoire n’est pas très poétique. Le héros de l’histoire est un homme indifférent à la douleur et à la tristesse qu’il cause à ses victimes, un homme qui ressent un grand plaisir à leur infliger des souffrances atroces. Les doigts de Scriben courent sur le clavier faisant vivre le monstre pour mieux l’annihiler. Legallec prend forme devant lui, le regard malicieux et le sourire carnassier.
— « Tu t’imagines que je vais te laisser me tuer sans riposter, lance-t-il à l’auteur.
— Je vais te faire mourir, tu n’existes que sous mes doigts, lui répond Scriben.
— J’existe en toi, je suis toi ; si je meurs, tu meurs ».
Scriben hésite un instant, l’enfermement, la léthargie des mois passés lui reviennent en mémoire. Sur ce point Legallec a raison, il doit manœuvrer délicatement, se méfier de lui-même. Il s’engage dans un combat qui ne peut qu’aboutir à la mort de l’un ou l’autre. N’est-ce pas une part invisible de lui-même que l’auteur couche sur le papier ? Soudain, Scriben cesse d’écrire, Legallec disparaît instantanément, les murs de son salon retrouvent leur couleur. Les bruits de la rue s’immiscent à nouveau dans l’appartement.
Il se demande si le plus simple n’est pas d’effacer tous les fichiers de son ordinateur, il aura ainsi supprimé toutes les traces de Legallec. La chose est impossible, Legallec existe sur le papier, il vit dans des centaines de milliers d’ouvrages distribués dans le monde entier, sans parler des versions numériques du livre, des scénarios et autres projets de films et séries en cours. Il lui est impossible de l’effacer de cette manière. Il va devoir ruser, faire preuve de patience et de créativité sans se blesser lui-même. Scriben sait que Legallec ne se laissera pas faire, il devra se battre, lutter et sortir vainqueur de ce bras de fer s’il veut pouvoir reprendre le cours de son ancienne vie.
Après plusieurs jours et nuits sans dormir, Scriben est fébrile. Il a réussi, son esprit est sorti vainqueur de ce combat fait d’intrigues à tiroirs. Il a tué Legallec, celui-ci n’a pas pu déjouer tous les pièges tendus par l’auteur. Le personnage s’est bien défendu, mais l’auteur a eu le dernier mot. Legallec n’est plus, Scriben peut enfin se relâcher. Il enregistre son fichier et il relit un passage de son manuscrit : «Le monstre grognait de plaisir, il venait de prendre une nouvelle vie, un torrent d’énergie l’envahissait, une satisfaction inhumaine envahissait Legallec. Il titubait de bonheur en sortant du parc pour enfant. Il savait qui il était, il aimait ce qu’il était devenu, il ne reviendrait jamais en arrière, il avait cédé à ses démons depuis trop longtemps. Le chemin qu’il avait emprunté était sans retour possible. Il s’achèverait certainement un jour, mais avant cela, il savait qu’il ne se rendrait jamais sans combattre. Il fera souffrir horriblement tout ceux qui dresseront sur sa route… » Scriben pense qu’il aurait pu améliorer le style de son texte, mais après relecture il se dit qu’il doit immédiatement l’expédier à son éditeur. On ne sait jamais, ce combat l’a trop éprouvé, il ne veut pas revenir en arrière. Il dit à voix haute, alors qu’il appuie sur la touche « envoyer » : « Je n’avais pas le choix, c’était lui ou moi ! ».
Legallec était son personnage fétiche, ses lecteurs seront mécontents de le voir disparaître. Ils le redoutaient et l’aimaient, Legallec déclenchait des sentiments très étranges. L’auteur sait qu’aujourd’hui il risque sa carrière, son principal héros est adulé par des centaines de milliers de fans dans le monde entier, mais il y va de sa survie. Il n’a pas le choix, c’est lui ou moi, répète-t-il sans cesse. Dans ces 350 pages, il a ménagé son lecteur, en ouvrant le livre, nul ne peut deviner ce qu’il adviendra, il a pris le temps de construire une histoire dont la fin est insoupçonnable.
Il est épuisé, vidé, mais il a réussi. Il a tué Legallec, les intrigues et les traquenards se sont enchaînés, il a triomphé. Le cinglé est mort de sa belle mort, même son corps a disparu, il n’y aura pas de pèlerinage pour les fans en mal de psychopathe, nul endroit pour se recueillir et trimballer une fascination morbide pour un héros qui n’a jamais existé.
Sa peau le démange, Scriben se sent raide. Il n’a pas quitté son salon depuis plusieurs jours. Du repos et un bon lit suffiront à son bonheur. Il est serein, il a enfin repris les rênes de son existence.
Il a envie de prendre une douche. Il se lève péniblement et va vers la salle de bains pour se passer de l’eau sur le visage. Il s’asperge de cette eau vivifiante, il se regarde dans le miroir. Il a le teint pâle. Il sursaute. Il a cru voir Legallec un court instant dans le miroir. Après plusieurs nuits sans dormir, on n’échappe pas à une mauvaise mine et au stress. Il s’approche du miroir, il aperçoit de petites veines sous sa peau, les petits vaisseaux apparaissent de plus en plus clairement, sa peau s’efface. Les muscles apparaissent, puis il voit ses organes palpiter sous l’influence de la pression sanguine. Il constate avec horreur que son corps disparaît couche par couche, il voudrait crier, sa mâchoire s’ouvre, mais aucun cri ne sort. Il reste face à l’image de son squelette dans le miroir. Puis soudain, il ne reste plus rien, juste le bruit de l’eau qui coule. Le robinet est resté ouvert.
avril 2019
Khedidja Berassil

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