Journée d’auteur
Un concours d’écriture, puis deux, trois… Scriben a fatalement fini par gagner quelques prix. Après avoir fait le tour des concours de France et de Navarre, il s’est jeté corps et âme dans l’écriture de son premier roman. Il a cru qu’il n’en viendrait jamais à bout jusqu’à ce qu’il rencontre par le plus grand des hasards son actuel éditeur. Ce dernier l’a pris sous son aile. Il a acquis une méthode de travail faite de routines et de rituels qui l’a épargné de la folie.
Ce matin, comme tous les jours, Scriben boit son café avant de s’enfermer dans sa bulle d’écriture. Il est 5 h, le calme règne. Scriben pense aux personnages du roman, aux actions qui vont se dérouler. Il ferme les yeux et voit les décors plantés. Il allume une cigarette, mâchouille un bonbon imaginaire. Avec sa mâchoire légèrement prognathe et ses cheveux trop longs et clairsemés, son front parait immense. Dans son pyjama, il ressemble à un petit vieux insomniaque.
Scriben pose sa tasse et s’installe à sa vieille table de travail installée dans une pièce aveugle de la maison. La moindre distraction est bannie. Pour écrire, il doit se retirer en lui-même, chercher à mains nues dans la boue de sa cervelle l’émotion enfouie. Scriben fait face au mur, il allume son ordinateur portable.
Relire les dernières pages écrites la veille, pour se remettre dans l’ambiance qui ne l’a pas quitté vraiment, est le second rituel de la journée, après la tasse de café. Ses doigts se délient sur le clavier de l’ordinateur. L’écriture démarre.
Les murs disparaissent. Son histoire l’entoure, l’enveloppe. Le paysage change. Dans le monde de Scriben, les lois de la physique sont bouleversées. La chaise et la table s’élèvent dans les airs. L’auteur est au milieu d’une prairie verdoyante. Il ôte ses pantoufles et sent l’herbe sous ses pieds. Les décors défilent. Il fait partie de ces auteurs prolifiques qui laissent parler les personnages. De toute façon, il arrive toujours un moment où ce sont eux qui écrivent l’histoire malgré lui. Dès lors, l’auteur tente de viser juste et d’atteindre le cœur du lecteur.
L’écrivain lève la tête, son personnage principal, Legallec, lui fait face dans un sous-sol lugubre et suintant. Aucune crainte, aucune peur. Son monde intérieur prend souvent forme sous ses yeux. Il voit, il vit, il entend son histoire. Il relit calmement ses dernières lignes.
Ernest Legallec est un dangereux psychopathe, tueur de vieilles dames, de marginaux, de sans domicile, de drogués… Le personnage porte un pull rouge. L’auteur raye le mot rouge, le remplace par bleu. La couleur du pull de Legallec change instantanément. Le tueur le fixe, il attend, un sourire mauvais accroché aux lèvres.
Scriben réfléchit à la suite. Pourquoi sommes-nous ici aujourd’hui ? Que se passe-t-il ? La situation semble réelle, cela ne l’inquiète pas.
L’odeur de moisi des sous-sols humides envahit ses narines, il entend les rats couiner. Legallec a probablement trouvé refuge dans un lieu désaffecté pour y commettre ses méfaits. Ses meurtres ont toujours lieu non loin des grandes villes. Les proies y sont plus nombreuses.
Soudain Legallec lui fonce dessus. Scriben fait un geste de défense et se retrouve instantanément dans sa pièce de travail. Le corps engourdi, il regarde son ordinateur. Il est midi, il s’est écoulé sept heures. Il a écrit 50 pages, il n’en revient pas, il ne s’en souvient pas. Scriben décide de faire une pause et descend à la brasserie du coin prendre une entrecôte frites, toujours saignante l’entrecôte.
Il termine son café et décide de marcher. Pourquoi Legallec a ce drôle d’air, il est étrangement calme. Il passera ensuite voir son éditeur pour lui rappeler qu’il ne fera pas la promotion du prochain livre. Pas de télé, pas de radio, pas de salon. Ce soir, il reprendra sa lecture du Monde d’hier de Stefan Zweig. L’horreur de l’histoire, celle avec un grand H, lui fait du bien, elle le rassure. Celles qu’il raconte dans ses livres lui semblent dérisoires face à l’inhumaine humanité.
Il est 18 h 00 quand Scriben se rassoit à sa table. Il retrouve Legallec dans son sous-sol. L’auteur observe le décor, on croirait une prison désaffectée. Il relit les pages écrites le matin même.
Avec un air déterminé, Legallec l’observe. Pour la première fois, Scriben s’en inquiète. Il relit son manuscrit, Legallec s’attaque à un homme seul qui passe ses journées devant sa table à écrire sur son ordinateur. La description de l’homme lui ressemble étrangement. Sa solitude d’écrivain fait-elle de lui un marginal ?
Avant que Scriben n’ait pu formuler une autre pensée, Legallec s’avance vers lui, saisit sa chaise, le fait basculer au sol. L’auteur tremble de frayeur, il lui revient en mémoire les meurtres terribles qu’il a fait commettre à son personnage. Cette pensée n’est pas très rationnelle, Legallec n’existe que dans son esprit. Scriben se demande s’il ne perd pas la raison. Il pense, raisonne, écrit, il est là. Que se passe-t-il donc en ce moment ? Pourquoi cette situation lui semble si réelle ? Il lève les yeux. Legallec s’assoit calmement devant l’ordinateur, il regarde Scriben assis sur le sol.
» Je prends les commandes. Tu restes ici. »
Khedidja Berassil, 2019
Voilà une nouvelle qui ferait un bon début de roman noir comme je les aime. Tu nous avais caché tes talents d’autrice. Heureuse de les découvrir grâce à ton site 🙂