Avant/après

Je cours au-devant de ma mère. Mes sœurs sont un peu en arrière. Toujours complices toutes les deux. Moi la cadette, moi la spontanée, je les agace. Ma joie les agace. L’école a deux portes bleues, l’une au-dessus de laquelle on peut lire « filles » et l’autre où l’on peut lire « garçons ». L’école élémentaire Saint-Lambert, lieu de rires, lieu de jeu et d’apprentissage. La façade de briques, entre les deux portes, il y a une fenêtre avec des barreaux. On ne peut pas voir l’intérieur de l’école lorsqu’on est dehors. L’école un espace clos où les adultes qui ne travaillent pas là ne sont pas admis. Je cours vers ma mère, mes sœurs traînent derrière. J’entoure ses jambes avec mes bras. Malgré elle, un sourire qu’elle efface rapidement. Elle fait mine de se dégager devant le regard de mes sœurs et des voisines qui attendent elles aussi leurs enfants. Le regard des autres plus lourd que le marteau d’un juge. Toujours engluée avec ce qui l’entoure, je ne le vois. Je ris. Je la colle, je la suis, je reste près d’elle. Elle m’attire comme un aimant. Autour de moi, ça piaille, ça crie, ça rit, ça chouine. Sur le chemin de la maison, elle me gronde et me demande d’avoir une attitude plus mesurée, de cesser de faire l’enfant. « Ça veut dire quoi mesuré maman ? » Je ne pense pas à lui répondre que je suis une enfant, que j’ai à peine 6 ans alors que mes sœurs ont 9 et 10 ans. « Moins gogol » dit l’une de mes sœurs, l’autre rit de bon cœur. Puis ma mère agacée, lâche ma main et m’ordonne d’avancer comme une grande. J’ai longtemps cru qu’elle m’aimait. Je n’ai compris que plus tard.

Ce quartier était le mien autrefois. Je pénètre dans le petit parc Saint-Lambert où je suis allée tant de fois enfant accompagnée de ma mère et de mes sœurs. J’entre dans l’église non loin, il y fait frais. Je ferme les yeux et je frissonne en pensant à ma confirmation. Celle-ci me paraît si lointaine, un détail qui n’a désormais plus d’importance dans ma vie. Pourtant un haut-le-cœur me prend. S’ensuit une montée d’amertume, en pensant à tout l’amour promis que je n’ai pas reçu. Seule, j’ai été seule. Aucune robe de bure n’a répondu avec tendresse à mes appels à l’aide. Au contraire, je fus la mauvaise fille, celle qui n’avait pas su endurer avec patience et humilité.
Je passe devant l’école élémentaire que j’ai fréquentée enfant. La façade n’a pas vraiment changé, les deux portes bleues, repeintes de frais, sont toujours là, fermées à double tour.
Dans ces rues que je connais si bien, je me sens étrangère. Rien n’a vraiment changé. Les pierres sont les mêmes. Les façades des immeubles haussmanniens affirment le caractère bourgeois du quartier. Seuls les magasins ont changé, les vitrines se sont modernisées. Là où il y avait un marchand de couleurs, un plombier a installé sa boutique. Il propose aussi des travaux de peinture et de vitrerie. Il indique « Devis gratuit » lettres blanches. La boulangerie à l’angle de la rue Petel et de la rue Blomet est là. L’intérieur est très moderne, mais la façade ancienne en lettres d’or sur fond noir n’a pas été modifiée. Il est toujours écrit Boulangerie Pâtisserie Le Fournil de St Lambert. Une photographie du boulanger et du pâtissier sous laquelle on vante les mérites des artisans, on mentionne que la boutique détient le prix de la meilleure baguette et le prix du meilleur croissant 2023.