Elle pousse la porte du bureau, cette porte qu’elle n’a pas franchie depuis des années, depuis que sa mère elle-même avait cessé d’y pénétrer. L’air confiné lui pique le nez, l’odeur de poussière la fait renifler. Le temps suspendu s’accroche aux meubles abandonnés. Une pellicule grise recouvre tout, les livres alignés sur les étagères, leurs dos décolorés par les rayons du soleil, le fauteuil de cuir bordeaux dont le siège porte encore l’empreinte d’un corps qui ne s’y assoit plus.
Contre le mur de gauche, le secrétaire en noyer sombre qu’elle n’a jamais vu ouvert, les bouches closes des petits tiroirs aux poignées de cuivre terni appellent ses doigts curieux. Le bois grince quand elle tire le premier tiroir, puis le second, fouillant parmi les papiers jaunis, les factures anciennes, les lettres aux enveloppes portant de vieux timbres, jusqu’à ce que ses mains rencontrent cette forme rectangulaire, un album relié de cuir noir dont les coins sont usés, éraillés par le temps et les manipulations. Les pages craquent quand elle l’ouvre. Elle touche du bout des doigts les photographies aux bords dentelés, ces images en noir et blanc, parfois sépia, collées sur du papier cartonné épais avec des petits coins triangulaires qui ne tiennent plus très bien.
Les photographies sont soigneusement classées par ordre chronologique, la première photographie montre un groupe de jeunes gens sur une plage. Plus loin sur une autre photographie, elle reconnaît à peine la jeune femme au centre d’un groupe d’amis, tant elle est différente de l’image qu’elle garde de sa mère. Cette jeune femme au sourire éclatant tient la main d’un homme brun aux épaules carrées, un homme qu’elle ne connaît pas, qu’elle n’a jamais vu, un homme qui n’est pas son père. Derrière eux l’océan étale ses vagues figées dans l’instant.
Elle tourne la page et découvre une autre photographie, prise dans un café sans doute, où sa mère est assise à une table ronde, une tasse à la main, face au même inconnu qui fume une cigarette. Sur la table des journaux dépliés, une bouteille de vin à demi vide. En arrière-plan d’autres tables occupées par des silhouettes floues, et sur le mur du fond une affiche dont on ne distingue que quelques lettres, la lumière tamisée donne à la scène une atmosphère feutrée.
Plus loin dans l’album, une photographie de mariage, mais pas celui de ses parents qu’elle connaît par cœur, non un autre mariage où sa mère figure parmi les invités, toujours avec cet homme, tous deux heureux et élégants, lui en costume sombre et cravate claire, elle en robe à fleurs. Au centre du groupe, les mariés qu’elle ne reconnaît pas non plus, une jeune femme en robe blanche longue, un homme aux cheveux gominés. Tous ces visages inconnus appartiennent à une époque révolue, à un monde disparu où sa mère avait une autre vie.
Une photographie la trouble particulièrement, celle où sa mère, encore jeune, mais un peu plus âgée que sur les précédentes, tient dans ses bras un bébé qu’elle ne reconnaît pas, un bébé aux yeux clairs, aux cheveux bouclés. À côté, d’elle toujours cet homme qui enlace sa mère avec une tendresse évidente. Derrière eux un jardin avec des arbres fruitiers, dans le fond une maison basse aux volets peints, et cette expression sur le visage de sa mère, cette expression de bonheur paisible qu’elle ne lui a jamais connue.
D’autres photographies suivent, des instantanés de vacances, de promenades, de déjeuners sur l’herbe, toujours avec cet homme, et toujours sa mère rajeunie, transformée. Une inconnue presque, une femme très différente de la mère distante qu’elle a connue.
Soudain, il n’y a plus de photographies, les pages de l’album sont vides. Il ne reste que quelques traces de colle. Elle referme l’album les mains tremblantes, et reste debout dans le bureau où elle n’entrait plus, la tête pleine de questions à jamais sans réponse.
