Ravagés

À l’intérieur, les visages s’entassent. Ils ne demandent pas la permission pour apparaître, ils surgissent dans les angles morts de la conscience. Les visages précipités les uns dans les autres sans membrane séparatrice se confondent dans leur chair même.

La nuit les fait remonter du fond, là où séjourne ce qui n’a jamais eu de nom. Ils émergent par strates concentriques, déformés par la pression de la mémoire ou de l’imagination. Comment savoir ? Les contours se brouillent, cèdent, s’engloutissent mutuellement.

Un œil absorbe une bouche qui elle-même digère un front. Les proportions n’obéissent plus qu’à la loi de l’urgence intérieure. Le grand avale le petit qui lui-même contient l’immense. Taxonomie impossible de ces visages qui n’existent probablement pas hors de nous.

Et puis ce visage particulier grandit, s’approche jusqu’à l’insupportable. Son orbite vide occupe tout le champ de vision. Il vient, il s’avance dans une lenteur terrible, inexorable. La distance s’abolit. Nous sommes la proie, lui, le prédateur. Ou l’inverse. Impossible de savoir qui dévore qui dans cette proximité vertigineuse.

La langue cherche à le saisir, mais les mots glissent sur sa peau comme l’eau sur la roche. Faudrait-il des couleurs ? Le rouge pour ce qui pulse, le noir pour les trous, le blanc livide pour ce qui n’a jamais vu la lumière ? Mais comment peindre avec des mots ce qui refuse la description, ce qui existe uniquement dans l’intensité d’une présence ?

Ces visages ne sont pas des masques. Ils sont l’autre en ce qu’il a de plus nu, de plus vulnérable, l’autre entièrement défini par ses terreurs. La peur n’est plus un sentiment, elle est substance, chair, ossature. Visageurs, visagabîmes comme des mots-valises, de la peur et de l’abîme.

Dans la foule intérieure, ils se multiplient, se superposent. Certains restent fixes, d’autres tremblent comme des flammes. Ils ne racontent rien. Ils sont présences pures, impérieuses, qui exigent d’être regardées en face.

Nous portons ces ravagés en nous. Ces visages ont traversé quelque chose d’aussi grave que la mort, quelque chose dont ils sont revenus défaits, tordus, désarticulés. Têtes qui savent la nuit profonde, l’innommable sur lequel l’existence chancelle.

Et parfois, sans prévenir, l’un d’eux monte à la surface, occupe tout l’espace intérieur. Il bouche l’horizon de la pensée. Il n’y a plus que lui, sa présence monstrueuse, sa proximité suffocante. Sans traits distincts, ou tous les traits confondus comme aspirés par un tourbillon central. Il avance, implacable, chargé d’une force qui dépasse l’entendement.

La langue alors doit s’arracher à elle-même, se tordre, se défaire de la grammaire apprise, de la syntaxe de surface. Elle doit devenir ce qu’elle dit, elle devient visage elle-même, visage ravagé, visage qui se défait en disant les autres faces.

Nous sommes tous des ravagés. Porteurs de ces galeries intérieures où des présences sans nom nous fixent, nous appellent, nous avalent parfois. La frontière entre le dedans et le dehors s’effondre quand ils surgissent. Le cri devient la seule issue possible, le cri n’est plus l’expression de la peur, mais c’est la peur elle-même devenue son.

Et cette voix qui monte, cette profération nécessaire, n’est-ce pas elle qui tente, dans son urgence même, de donner corps à l’impossible ? De faire tenir debout, par les mots, ce qui n’a ni structure ni consistance hormis l’intensité pure de la présence ?

Hommage à Henri Michaux

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *