
Vue du Sacré-Cœur. Paris, septembre 2022. © KBS
Avec l’âge, elles préfèrent le bus. Le chauffeur les voit, les attend. Dinah et Odette n’ont pas pris le métro depuis des années, elles ont oublié l’effervescence des Parisiens si impatients, si indifférents. Ce matin, la vision d’un monde évoluant sans elles s’impose.
— Oh la la, que les gens sont pressés. Où courent-ils donc ? On se croirait dans une fourmilière ! Tu as vu Dinah, on peut remonter la rame sans descendre sur le quai.
— Quelle idée ! Je ne veux pas qu’on me marche sur les pieds. Je reste assise.
Dinah tient fermement son sac d’une main et son chapeau de capeline noire de l’autre. Elle s’est légèrement maquillée pour l’occasion. Dans le métro, on ne lit plus le journal, les lecteurs de livres sont moins nombreux. Les yeux sont happés par les écrans de téléphone portable. Un adolescent joue à un jeu où de petits symboles sautent et disparaissent. Une jeune femme envoie des messages, ses pouces s’activent, frénétiques sur le petit écran. D’autres regardent des séries, des films ou s’abreuvent des courtes vidéos proposées par les intelligences artificielles des réseaux sociaux. Tenant la barre, un homme s’époumone au téléphone, comme si élever la voix le rapprochait de son interlocuteur. Peu de gens se parlent.
Le froid de janvier les saisit à la sortie de la station Anvers. Le boulevard semble plus large que dans leur souvenir. Le soleil d’hiver illumine le kiosque vert sombre de l’Office du tourisme situé en face de la bouche de métro. Sur une nacelle, un employé de la ville de Paris décroche les guirlandes lumineuses des lampadaires. Des restaurants, des boutiques de babioles et de souvenirs bordent la rue de Steinkerque. Parmi ces visages curieux, étonnés, ou souriants, Dinah et Odette ont presque l’illusion d’être en voyage.
Bras dessus, bras dessous, les deux amies progressent le long de la rue d’Orsel. Marcel, le salon de thé où elles s’arrêtaient du temps d’Irène est fermé. Elles prennent la rue Seveste et arrivent sur la place Saint-Pierre. L’imposant Sacré-Cœur surplombe le square Louise Michel, engourdi par le froid dont la végétation est dépenaillée par l’hiver. Odette et Dinah continuent sur la droite. Elles échangent un regard coupable, elles se sont précipitées de manière irréfléchie. Dinah enrage, après Marcel, les Tissus Reine sont fermés. Ce lundi matin, le rideau de fer est baissé au rez-de-chaussée de l’immense façade blanc et rouge surmontée de très hautes verrières.
— Allons directement au Marché Saint-Pierre.

Façade du Marché Saint-Pierre. Paris, septembre 2022. © KBS
Odette opine du chef sans répondre. Elles avisent la devanture blanc et bleu qui se dresse immuable, inchangée après toutes ces années. Le slogan est encore sur la façade. « Des tissus de qualité sur cinq étages », argumentait Irène avec conviction lorsqu’elle traînait Dinah dans ces rues du bonheur des dames.
De nombreux présentoirs extérieurs sont chargés de tissus colorés et de produits d’appel au prix attractif. Les deux femmes passent sans y jeter un œil. Dinah pousse les immenses portes battantes en bois. Le grincement des portes à l’ouverture n’a pas changé, le souffle mat et brusque des battants qui se croisent est le même. Dinah, l’œil brillant ne peut réprimer un sourire. Son cœur s’emballe, une odeur de muguet mêlé à une pointe de jasmin l’effleure. Irène est là invisible et souriante, accrochée à son bras, la sentir si près l’émeut. Cet état la comble de joie. Instinctivement, ses doigts cherchent le pendentif à l’œil bleu.

Présentoir de tissus colorés, marché Saint-Pierre, septembre 2022, Paris. ©KBS
Après la mort de Max, Irène a suivi une formation de couturière. Elle a rapidement trouvé un emploi dans le prêt-à-porter. Par la suite, elle a travaillé sans compter ses heures pour plusieurs maisons de haute couture. D’abord petite main très appréciée pour sa dextérité et sa rapidité, elle est devenue seconde d’atelier, et a terminé sa carrière première d’atelier. Le samedi matin, Dinah et Irène se rendaient au Marché Saint-Pierre, alors qu’Odette gardait le petit Charles. Pour les deux amies, il n’y a pas de meilleur moyen d’honorer la mémoire d’Irène. Elles lui rendent hommage dans ce quartier qu’elle affectionnait particulièrement pour la richesse et la variété des matières qu’elle y trouvait. Dinah effleure les tissus du bout des doigts, ces caresses lui donnent l’illusion de toucher la main de son amie. Elle est revigorée par leur excursion aux allures de pèlerinage. Odette se promène dans les allées tout en fredonnant ses airs favoris.
À l’intérieur du magasin, les tables en bois d’un autre temps exposent d’imposants rouleaux de tissus de toutes les couleurs, du coton, du polyester, du lin, du tissu pour l’habillement, mais aussi pour la décoration et l’ameublement. Odette et Dinah vont de table en table, leurs pas résonnent sur le vieux parquet. L’euphorie les gagne, leur joie est si forte qu’elles arborent un sourire béat. La caissière au cheveu blond cuivré les observe avec suspicion depuis l’intérieur de sa guérite en bois. Le décor d’un autre siècle est intact.
Pourtant, le charme est rompu lorsque les deux amies décident de monter au cinquième étage. Dans l’ascenseur, un vendeur à l’air triste les conduit au sommet du temple. Autrefois, un véritable liftier assurait cette fonction à plein temps, un petit homme à la voix de stentor déclamait « l’ascenseur dessert les étages 5, 4, 3, 2, 1. Premier étage desservi, 5e étage. Attention à la fermeture de la porte ». La grille de fer, aujourd’hui remplacée par des panneaux coulissants en aluminium hideux, claquait sans hésitation.
L’ascenseur se met en branle. Dinah ouvre son sac, Odette lui fait un clin d’œil appuyé et se place devant elle pour la cacher alors qu’elle plonge ses doigts dodus dans l’urne contenant les cendres d’Irène. Un étrange sentiment l’étreint lorsqu’elle lâche une pincée dans l’ascenseur. Elle murmure avec émotion :
— Repose en paix, ma chérie.
— Amen, lance Odette.
Le vendeur triste se retourne surpris. Dinah referme son sac discrètement. Odette improvise aussitôt un signe de croix. Dans sa confusion, elle n’est pas certaine de l’enchaînement des mouvements. Son signe de croix ressemble à une spirale.
Au 5e étage, les deux femmes esquivent la surveillance des vendeurs. Dans les allées, Dinah, un sourire lumineux sur le visage, disperse de petites pincées de poussières sacrées sur les plus beaux tissus. Odette détourne l’attention et entonne de sa voix de soprano la Romance de Nadir, l’un de ses passages préférés des Pêcheurs de perles. Sa performance attire les regards. La tonalité de sa voix résonne à merveille dans ce décor. Ce chant a cappella accompagne une cérémonie ignorée de tous.
Je crois entendre encore,
Caché sous les palmiers,
Sa voix tendre et sonore
Comme un chant de ramier.
Odette chante avec émotion, elle pense soudain à Robert. Elle ne peut détacher cette mélodie de l’amour de sa vie. La diversion est ingénieuse. Pendant le récital, Dinah se faufile dans les allées alors qu’un attroupement réjoui et admiratif se forme autour d’Odette.
Ô nuit enchanteresse !
Divin ravissement !
Ô souvenir charmant !
Folle ivresse ! Doux rêve !

© KBS
À l’écoute de ces paroles, Dinah retrouve la délicatesse d’Irène, sa voix fluette, ses mots choisis avec soin. Elle se souvient de la façon dont sa main caressait les tissus, les satins et les dentelles.
Trois étages plus bas, Odette chantonne et baguenaude entre les grands présentoirs de tissu. Dinah avise un brocart de grandes fleurs vert et bleu brodées avec un fil de soie courant sur une trame de lin. Elle se rapproche, cette magnifique étoffe mérite une pincée de poussière sacrée. Soudain, une suée l’étreint violemment, elle frissonne. Dinah cherche un morceau de sucre dans son sac. L’urne s’échappe et tombe lourdement sur le sol. Un peu de cendres se répand. Un voile de ouate l’enveloppe. Elle s’accroche aux fleurs vert et bleu avant de s’effondrer sur le parquet centenaire.
En pleurs au téléphone, Odette hoquette.
— Fanny, à l’aide, les pompiers marchent sur Irène, ils veulent conduire Dinah à l’hôpital.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Maman, calme-toi.
— Elle a fait un malaise, elle est tombée. J’ai ramassé ce que j’ai pu, dit Odette en pleurant à chaudes larmes. C’est horrible Fanny, j’en ai sous les ongles.
— Comment va Dinah ?
— Je ne sais pas. Elle est inconsciente.
Affolée, Odette s’accroche à son téléphone comme à une bouée de sauvetage.
— Où êtes-vous ?
— Au marché Saint-Pierre.
— Qu’est-ce que vous faites là-bas ?
— Je t’expliquerai. Oh la la, ils l’emportent sur un brancard.
Fanny adopte un ton ferme pour circonscrire la panique envahissant sa mère.
— Maman, accompagne-la. Où l’emmènent-ils ?
— À l’hôpital Lariboisière.
— Vas-y, j’arrive avec Clémence.
Fanny raccroche. Même lorsque tout nous échappe, l’impératif rassure. Il donne l’illusion de maîtriser la situation. Entre Fanny et sa mère, les démonstrations d’amour se font à distance. Les deux femmes n’échangent pas de geste d’affection. Et pourtant, aucune des deux ne doute de l’amour de l’autre. Les joues humides de larmes, Odette observe le téléphone avec inquiétude.
— Oh la la, mon Dieu. Elle arrive avec Clémence. Si elle savait, si elle savait. C’est plus possible, cette situation, c’est plus possible.
Secouée par les sanglots, Odette est à genoux sur le sol. Elle tient contre elle le chapeau de capeline noire et le sac de Dinah, elle récupère par pincée la cendre grise s’immisçant entre les lames du parquet.
Maux dormants (extrait), Khedidja Berassil