17 h 43
Le tram oscille légèrement. Je m’assois sur le siège côté fenêtre, face à la marche. Je pose mon sac à mes pieds, sors mon téléphone. L’écran s’illumine : vingt-trois messages non lus du groupe WhatsApp de la famille. Je fais défiler sans lire vraiment. Mes doigts glissent, automatiques et vifs.
Porte de Choisy. Une annonce avec un accent prononcé. Je ne lève pas les yeux.
Les immeubles de la petite ceinture défilent, briques rouges et façades claires. Je ne les vois pas. Sur mon écran, des stories Instagram — une amie à Dubaï, un cousin qui a acheté une voiture. Je like sans réfléchir.
Le wagon se remplit. Près de moi, une fillette tousse. Je l’ignore, la remarque à peine. Je scroll, scroll, scroll. Des réels de recettes que je ne ferai jamais. Des citations motivantes sur fond pastel.
Porte de Charenton. Je me lève, un demi-sourire aux lèvres. Quelque chose d’amusant vient d’apparaître sur mon écran. Je sors du tram sans avoir remarqué que j’ai traversé la Seine.
18 h 12
Je m’installe sur le siège, encore tiède. Je cale mon casque sur mes oreilles, François commente la consigne #histoire 06 du boost 02 sur You Tube. Carnet dans la main gauche, stylo dans la main droite. Je note : « Ciel gris, lourd. Pluie qui ne tombe pas. »
Le tram démarre. J’observe par la fenêtre. Les HLM de Paris longent la petite ceinture, je les connais depuis toujours. Briques rouges, ravalements clairs, façades qui se ressemblent.
Dans le wagon, les langues se mélangent. Wolof, mandarin, arabe. Je note : « Melting pot. Fin de journée sur les visages. »
Bercy. Le tram traverse la Seine. Un cycliste se bat contre le vent sur le quai. J’écris : « Vélo, cycliste vaillant en piste. »
Baron Le Roy. Voies ferrées derrière grillage et barbelés. Le tram passe au-dessus des rails. Je décris ce que je vois, sans commentaire autre, surtout pas de jugement. L’herbe entre les rails du tramway, toujours tondue. Je me demande qui s’en occupe, je n’ai pas de réponse.
Porte Dorée. La statue brillante. Le musée de l’immigration que je remets toujours à plus tard.
Je note, « Les places se vident et se remplissent. Les visages fatigués. La fin de semaine qui approche. »
18 h 35
Je m’affale sur le siège. Mes jambes me font souffrir — huit heures debout à l’hôpital. Je ferme les yeux quelques secondes. Le tram démarre.
Je regarde autour de moi. Des étudiants, des ouvriers, des femmes de ménage. Je voyage avec ceux qui tiennent la France à bout de bras, ceux qui travaillent, ceux qui apportent quelque chose de concret à la collectivité. Je suis l’une d’elles.
Sur les visages, je lis la fin de journée, la fin de semaine. Et la fin de mois qui commence dès le 10 pour beaucoup.
Porte de Choisy. Les portes s’ouvrent des deux côtés. Le flux. Les gens montent, descendent.
Un panneau publicitaire géant. Une bouche aux dents parfaites s’apprête à dévorer un sandwich. Je pense à mon frigo presque vide. Encore trois jours avant la paie.
Une petite fille tousse. Une toux grasse. Je fronce les sourcils. Sa mère devrait lui donner un sirop. Je me retiens de dire quelque chose.
Porte de Charenton. Une jeune fille se lève, souriante, les yeux sur son téléphone. Elle manque de bousculer quelqu’un en sortant. Elle ne s’en rend pas compte.
Je soupire, encore vingt minutes de trajet. Mes pieds pulsent dans mes chaussures.
19 h 08
Je monte Porte de Charenton. Je repère le siège libre et m’y glisse rapidement. Une petite victoire — j’ai eu une place assise.
Je sors mon téléphone, ouvre un jeu. Candy Crush. Niveau 2847. Les bonbons colorés explosent sur l’écran.
Le tram avance. Je ne vois rien du dehors. La lumière de mon écran éclaire mon visage dans la pénombre du wagon.
Baron Le Roy. Les installations de la gare, les voies ferrées. Je ne lève pas les yeux.
Porte Dorée. La statue brillante à droite. Le musée de l’immigration. Aucun intérêt. Je viens de passer au niveau suivant.
Boulevard Soult. Immeubles avec quelques balcons fleuris et volets de bois. Décor flou derrière la vitre, fond indistinct. Les bonbons éclatent sur mon écran.
L’herbe entre les rails. Toujours tondue.
Porte de Vincennes. Fin de partie. J’ai gagné. Je range mon téléphone et je me lève. Changement de tram obligatoire.
19 h 24
Je me jette sur le siège qui vient de se libérer, mon amie s’installe côté fenêtre, on se colle l’une contre l’autre. On rit.
« Regarde celle-là », je dis en montrant une fille sur Instagram. Teint mat, cheveux parfaits, faux cils immenses.
Mon amie sort un miroir de poche. Elle vérifie son maquillage. Je l’imite. Fond de teint uniforme et travaillé, longs faux-cils, lèvres peintes, sourcils dessinés. Mes cheveux lisses tombent sur mon dos jusqu’à la taille. Je porte des lentilles de couleur qui rendent mes yeux plus clairs, gris-vert au lieu de l’affreux marron dont j’ai hérité à la naissance.
« Je crois que mon highlighter a bougé », je dis.
Mon amie inspecte. « Non, c’est bon. T’inquiète. »
On ne regarde pas dehors. Le tram traverse des quartiers, passe devant des immeubles, longe la petite ceinture. Le trajet n’existe pas vraiment, juste un moment suspendu entre deux endroits, un espace pour parler TikTok et soirées à venir.
Montempoivre. La résidence Bel Air à gauche, la façade en arc de cercle à droite. Les balcons fleuris. Les volets de bois. On ne les voit pas. Penchées sur un téléphone, en train de choisir un filtre pour la photo qu’on vient de prendre.
Boulevard Soult. « On est bientôt arrivées », je dis sans lever les yeux.
Porte de Vincennes. On se lève, on ajuste nos vestes, on vérifie une dernière fois notre reflet dans la vitre du tram. On descend, déjà concentrées sur la suite de notre soirée.
La rame se vide.