L’échelle se dresse contre la façade. Douze mètres. Peut-être quinze. Le couvreur est déjà là-haut. Il attend. Vous dit de monter. Que c’est facile. Que vous verrez mieux de là-haut. Le problème avec les ardoises. Faut voir. Comprendre.
Vous n’êtes jamais. Jamais monté si haut. Sur un toit. Votre maison c’est du plain-pied. Des escaliers parfois. Trois étages maximum dans votre vie. Et encore. Avec une rampe et des paliers.
Mais c’est votre maison. Votre nouvelle maison. Ces ardoises qui glissent. Cette fuite. Il faut comprendre. Le couvreur insiste. Dit que c’est important. Que vous voyiez. Pour le devis. Pour comprendre l’ampleur des dégâts.
Alors vous posez le pied. Premier barreau. L’aluminium froid sous les doigts. Deuxième barreau. Ça va. C’est stable. Troisième. Quatrième. Vous ne regardez pas en bas. On vous a dit. Ne jamais regarder en bas. Toujours regarder là où on va. Vers le haut.
Cinquième. Sixième. Le vent se lève. Pousse un peu. L’échelle bouge. Imperceptiblement. Mais bouge. Pour vous, elle tangue, vous vous accrochez. Serrez les doigts. Les articulations blanchies agrippent l’aluminium. Respirez. Montez encore.
Dixième barreau. Treizième. Vous êtes au niveau du premier étage maintenant. Dépassez les fenêtres. Voyez l’intérieur de votre chambre. Sous cet angle étrange. Comme si ce n’était plus chez vous.
Dix-huitième barreau. Vingtième. Les jambes tremblent. Légèrement. Vous dites « Stop ». Mais le couvreur répond « Encore un peu. Presque. Deux mètres. Courage. »
Vous montez. Montez encore. Et puis votre main cherche le barreau suivant. Mais touche le vide. Touche le toit. Les ardoises lisses et mat. Vous y êtes.
Le couvreur tend la main. Vous aide. Vous bascule. Sur le toit.
Et là vous comprenez. Vous n’auriez pas dû. C’est une erreur. Une terrible erreur.
Le toit penche. Penche vers le vide. Quarante degrés. Quarante-cinq peut-être. Les ardoises glissent sous les semelles. Vos chaussures de ville. Ridicules. Inadaptées. Le couvreur porte des chaussures de sécurité. Avec des semelles qui adhèrent à la surface des ardoises. Vous n’avez rien. Juste ces vieux mocassins qui dérapent déjà.
Vous voulez redescendre. Tout de suite. Immédiatement. Mais le couvreur marche devant. Monte vers le faîtage. Vous parle du solin. De la zinguerie. Des mots que vous ne comprenez pas. Tout ça n’a aucun sens.
Vous le suivez. Parce que vous ne savez pas faire autrement. Parce que rester immobile c’est déjà glisser. La gouttière en zinc. Elle vous retiendra, aurez le temps de l’agripper au passage si ça arrive.
Et puis ça arrive. Vous l’attendiez presque. Ça devait arriver.
Le pied qui dérape. L’ardoise qui bouge. Qui casse sous le poids. Le son du morceau qui tombe avant vous. Votre corps qui suit. Qui glisse. Vers le bord. Vers le vide.
Vous tombez, sentez les ardoises sous votre ventre. La chemise qui remonte. Griffez les ardoises et les petits crochets qui les tiennent. Cherchez une prise. N’importe quoi. Les doigts raclent la pierre lisse. S’écorchent. Mais ne trouvent rien. Il n’y a pas de prise. Rien à quoi s’accrocher.
Vous glissez. Lentement d’abord. Puis plus vite. Le bord du toit approche. La gouttière. Vous pensez à la gouttière. Trois mètres. Deux mètres. La gouttière ne tiendra pas. Elle ralentira la chute. Le couvreur crie quelque chose. Mais vous n’entendez plus. Il n’y a que ce glissement. Cette pente. Ce vide qui vient.
Un mètre.
Vous basculez. La gouttière est passée trop vite. La main l’a à peine effleurée.
Le corps dans le vide. Tourne. La maison défile. L’échelle. Les fenêtres. Le ciel. Le sol. La maison encore. Tout tourne. Vous ne savez plus où est le haut. Le bas. Juste cette sensation de chute. Qui n’en finit pas.
Ça devrait être rapide. Vingt mètres. Une voire deux secondes maximum.
Mais vous tombez depuis bien plus longtemps. Dix secondes. Vingt. Une minute. Le sol ne vient pas. La maison défile toujours. Encore et encore. Comme si elle était infinie. Comme si vous tombiez le long d’une tour. D’un immeuble avec vos fenêtres pour façade.
Votre gorge se serre. Votre ventre se creuse. Devient trou. Devient vide. Tout lâche. La peur, partout. La peur vous avale. Les jambes ne répondent plus. Molles. Inutiles. Il n’y a plus que cette chute. Éternelle.
Vous cherchez le sol du regard. Il devrait être là. Devrait vous fracasser. Briser les os. Écraser le crâne. Mais il ne vient pas. Vous tombez. Tombez toujours. Dans ce vide sans fin.
Le temps se dilate. S’étire. Une minute devient une heure. Une heure devient un jour. Vous tombez depuis toujours. Vous tomberez pour toujours. C’est votre vie maintenant. Cette chute. Ce vertige. Cette terreur.
Et puis.
Votre épaule percute quelque chose. Fort. Violent. Vous ouvrez les yeux. Vous êtes par terre. Sur le carrelage de la cuisine. La chaise renversée à côté. La table au-dessus de vous.
Endormi sur la chaise. Penché sur les devis. Les propositions des couvreurs. Pour ces ardoises qui glissent, laissent passer l’eau. Cette fuite.
Vous vous êtes endormi. Vous êtes tombé. De la chaise. Quatre-vingts centimètres de chute infinie.
Vous vous relevez. Lentement. Épaule douloureuse. Mains tremblantes. Le cœur qui bat. Qui cogne. Vous regardez les devis étalés sur la table.
Vous appelez le couvreur. Vous ne monterez pas. Sur le toit. Vous lui faites confiance. Pour le diagnostic. Pour l’ampleur des travaux. Vous signerez le devis.